Découvrez KAKTUS, un nouveau venu sur notre site… Voilà ce que l’on sait de lui:
“C’est un élève, normal mais pas banal… Il a quand même des réflexions étranges pour un ado et on dirait qu’il en sait plus qu’il ne pourrait le dire à moins que ce ne soit l’inverse. C’est parfois avec des mots tout tordus qu’il éclaire un p’tit bout du monde autrement. Et puis parfois il dit des banalités mais ça, cé kaou on sait pas ! “
Kaou (1) tu cé . J’étais en cours et la prof elle nous projetait une affiche, une affiche rouge. D’abord on a tous cru que c’était parce que des communistes l’avaient faite, parce que le rouge tout le monde sait que c’est communiste … Mais non… Bon, on n’était pas très sages et puis on disait un peu n’importe quoi, n’importe comment.
Surtout E. qui est turc d’origine toujours à sa petite table tout seul près de la porte et V. qui fait peur à tout le monde avec ses gros muscles d’arménien. Lui, il est de l’autre côté de la salle… Mais les deux là, ça ne les empêche pas de s’envoyer des vannes ! La prof, elle nous a dit de continuer à décrire l’affiche plutôt que de vouloir tout de suite faire des hypothèses. On devait partir de ce qu’on voyait. Alors on a juste dit, qu’elle était rouge, l’affiche et que sur le rouge, il y avait des photos en rond avec des têtes un peu floues à cause que le vidéo projecteur il met pas toujours tout au clair. Ou alors, c’est juste que les gens, quand ils étaient en noir et blanc, ils étaient un peu plus flous que ceux d’aujourd’hui qui sont en couleur. Mais ça, ça ne dégage que moi.Bref, les gens sur l’affiche, ils avaient tous des têtes de tueurs et des noms pas trop du coin.Ils étaient placés en forme de pointe vers le bas et sous la pointe il y avait des photos de massacres de trains, des armes. Des trucs trop cools sauf qu’en noir et blanc c’est quand même moins choquant. Là, on a compris que, en fait, celui qui a fait l’affiche il voulait que tout le monde croit que les mecs étaient des terroristes… et ils faisaient encore plus peur parce qu’ils ont des noms bizarres pour un français d’ici. Et nous, on a vite compris cette fois que comme ça les gens y croyaient tous que les immigrés, et ben c’étaient de dangereux terroristes. Et le mec au bout de la pointe il s’appelait Manouchian… Nous on croyait tous que c’était de lui le magasin sous les arcades, mais il paraît que non. Les hommes sur la photo c’étaient des Résistants avec « un grand air » a dit la prof. Peut-être qu’ils avaient trop tendance à faire de vents (2) aux autres résistants, j’sais pas, c’est ma théorie. Quand, les Nazis les ont attrapés pour les fusiller ils en ont fait la pub avec cette affiche rouge. Bref, je reviens à mes dires. On a lu aussi la dernière lettre de ce Missak Manouchian qui n’a rien à voir avec le magasin qui est sous les arcades, sa dernière lettre avant qu’il soit fusillé par les Nazis.Mais d’abord il y avait une petite biographie : « Missak Manouchian est né en 1906 en Arménie, où sa famille est décimée lors des massacres commis par les Turcs contre les Arméniens en 1915-1916. Réfugié en France en 1925, il gagne d’abord sa vie comme tourneur chez Citroën. » Je vous le dis, déjà au mot « Arménie », y’a V. qui a remué du biceps tellement il était content : parler de l’Arménie, c’était comme si on parlait delui. Mais, moi j’avais un peu peur à cause des mots qui suivaient… « des massacres commis par les Turcs contre les Arméniens » Pffffffff, j’me suis dit, les deux y vont régler leurs comptes générationnels sur le lino de la salle ou au moins profiter de l’occasion pour qu’on arrête un peu de suivre le cours ! Ben non ! Quelle déception ! Y’a eu un regard, mais même pas un regard de « J’t’attends à la récré », non ! Un regard de pote, plus même, de complice, un regard, que moi j’dirai fraternel. Comme si ce truc, ça les liait plus eux deux que nous autres. D’un coup j’me suis dit que même un massacre, quand on n’est pas mort, et bien c’est quand même une histoire commune, surtout quand on grandit pas sur la terre de ses parents, même quand c’est pour la troisième génération. J’pense pas que les écoles de leurs pays ils en parlent de ça… mais E. et V., ils sont bien au courant puisque c’est comme un truc entre eux. J’vous jure, ce regard c’était une passerelle, une passerelle à travers la classe, je l’ai vue, cette passerelle au dessus des élèves, au dessus des guerres, des siècles et du temps. Cette passerelle elle allait d’Istanbul à Erevan et dessinait comme un arc de paix. Je trouvai que c’était comme un instant magique. Elle ne pouvait pas pousser ailleurs cette passerelle que là, dans la classe entre quelques bavardages, quelques réponses, quelques papiers par terre ou quelques engueulades du prof… Franchement en arrivant dans une salle de classe avec nous tous qui remuons on pourrait pas croire que parfois y’a comme de la magie. Alors, kaou t’as toujours pas compris, l’école c’est une passerelle entre des gens divers et variés, des gens en noir et blanc et des gens en couleur, entre des pays et des époques. Bon, souvent on oublie ça. D’ailleurs même moi, qui ai vu la passerelle, elle s’est quand même évanouie dans les airs. Il fallait bien reprendre le cours et le noter, la routine quoi. Parce que pour qu’il y ait des passerelles entre Istanbul et Erevan, faut que ça bosse fort !
1. Kaou : « au cas où » mais cela peut s’utiliser comme une forme de ponctuation en début ou en fin de phrase.
2. Faire un vent : en « Kaou » ça veut dire qu’on fait comme si on ne voit pas quelqu’un, ou comme si on ne l’entendait pas… mais de manière à ce qu’il le remarque. On peut aussi bien souligner « le vent » que quelqu’un fait à quelqu’un d’autre en faisant le bruit du vent…